Le temps a passé. La dernière fois, c'était en Février. Le temps des Amours. Et ça l'est, toujours. Sans faillir. Sans faiblir, sans tomber, sans se séparer jamais. Il me connaît mieux. Il me tolère, m'aide parfois, joue avec ou contre moi, me trahit un peu, mais ne s'absente jamais. Ne me laisse jamais. Depuis lui, je ne suis plus seule. Mon âme ne traîne plus dans les chemins étroits, ne s'abandonne plus aux ombres passantes, ne s'égare plus là où il fait sombre.
Je le connais comme on connait un homme, j'ai appris ses courbes, ses lignes, ses cordes graves qui m'effrayaient un peu, et qui désormais partagent avec moi leurs longues vibrations, là, glissant le long de mes côtes et roulant sur le sternum, je vibre avec lui, je deviens violoncelle. Je deviens Lui. Je prolonge le son, la sensation, l'émotion. L'archet j'y pense à peine, il est indépendant, il vit sa vie, il coule, rampe, descend, se fond dans ma main, se fait oublier, prolongement de mon bras et de ma voix, chante à ma place, fini fatigué, s'étire un peu, s'arrête. Et reprend. S'obstine. Oblige mes doigts, ma main, à gauche, à avancer. A franchir tous les espaces, tous les défis, tous les caps , plongeant parfois (souvent !) à l'aveuglette, se noyant dans le vide en priant pour se rattraper au Sol de justesse, s'écorchant sur le La au passage, jetant sa hargne et son dépit sur une extension infaisable. Une à l'avant, telle une proue de bateau ivre, puis à l'arrière comme un animal pris de peur, recule, me renvoie une note fausse, un cri strident, un grincement de dent.
Et puis le repos. Je m'adosse contre la chaise, pensive, ne peux m'empêcher de rester en contact avec lui, de le garder encore, de froncer un sourcil sur une clé d'Ut récalcitrante, sur une floppée de croches en pagaille, une ronde trop maigre, un soupir trop gros.
Et parfois, pendant des jours, des nuits, des mois, rien ne bouge. Rien n'avance, rien ne se produit. Juste le doute, énorme, qui fait place à tout le reste. Et si Bach me détestait ? Et si Mozart me haissait ? Et si Feuillard, Père Fouettard plus que tous les autres, aimait la torture ? Et si cet instrument et son halo magique me rejetait, lui, s'il décidait de m'offrir l'humiliation ultime ? Et si le démon c'état lui ? Et si.....et si....et si....?? Et un jour, là où le moral n'est plus, là où les doigts rouillent, là où il pleut dans mon coeur et sur la ville, brusquement, le déclic. La compréhension. Un trou dans le mur. Une lumière à travers les ronces.
Il ne m'a pas abandonnée.